Un neuroendocrinologiste éminent et un des fondateurs de la Société de Neuroendocrinologie
Marian Jutisz nous a quittés au cours de l’année 2002, d’une façon brutale que rien dans son étonnante condition physique n’aurait pu laisser soupçonner. Il avait 82 ans. Il avait participé à l’épopée héroïque de la Neuroendocrinologie. C’était aussi un des membres fondateurs de notre Société. Sa carrière scientifique avait débuté en 1945. “Sinon par hasard du moins par accident” lui arrivait-il de confier avec ironie si on parvenait à lui faire évoquer la série d’évènements aussi dramatiques que rocambolesques, liés au contexte historique, qui l’avait conduit de sa région natale du sud-est de la Pologne jusqu’à la ville de Lyon où s’était dessiné son avenir. C’est à Lyon en effet qu’il avait fait la connaissance du Pr Claude Fromageot et que celui-ci l’avait alors sensibilisé à la biochimie naissante et incité à préparer un diplôme d’Ingénieur en Chimie avant de l’accueillir dans son laboratoire pour y préparer une thèse. Dirigée à la fois par Claude Fromageot et l’un de ses élèves, Edgar Lederer, cette thèse fut en fait conduite essentiellement à Paris, boulevard Raspail, dans le Laboratoire de Chimie Biologique créé pour Claude Fromageot à l’Université Paris 6 ; elle avait pour sujet l’analyse des peptides et des amino acides par l’approche de chromatographie. Cette technique, initialement décrite par Tswett en 1903 pour séparer les pigments végétaux et de nos jours tenue pour tout-à-fait banale, venait alors d’être “redécouverte” par Edgar Lederer ; de plus les connaissances sur le fractionnement de peptides et d’amino acides étaient rudimentaires et c’est donc déjà en pionnier que Marian Jutisz s’était confronté à son sujet de thèse. Il a à son actif la mise au point de plusieurs techniques d’analyse originales. Ses études sur la chimie de protéines aussi différentes que l’insuline, le lysozyme, l’hirudine ou la salmine (1945-1956) vont en fait considérablement le servir par la suite, alors que se posent les questions de la nature et de la structure de facteurs neuroendocriniens plus ou moins bien caractérisés par leur activité biologique.
Ce virage en direction de la Neuroendocrinologie Expérimentale va se faire à l’occasion de sa rencontre avec le Pr Robert Courrier qui lui offre un poste de sous-directeur dans son laboratoire du Collège de France, et de son séjour dans le Research Hormone Laboratory de Cho-Hao Li à Berkeley. On connaît la contribution importante de Marian Jutisz aux études princeps visant à la purification du GnRH (alors LRF) et du TRH, mais il se distingue aussi dans l’étude des gonadotropines que ce soit LH, FSH, ou les choriogonadotropines humaine et équine. Il est en particulier le premier à décrire, avec comme modèle la LH, la nature dimérique de ces hormones (1967) devançant ainsi de quelques mois son concurrent et ami Harold Papkoff. Parallèlement, son intérêt pour les aspects physiologiques de ces hormones et en particulier leur mode de biosynthèse, de libération et d’action s’affermit. Ainsi dès 1966 il suggère un effet possible du GnRH sur la synthèse des gonadotropines, effet qui sera confirmé et analysé bien plus tard au niveau moléculaire. Devenu Directeur de Recherche au CNRS (1964), il obtient en 1970 la création du Laboratoire des Hormones Polypeptidiques qu’il dirigera jusqu’à son départ à la retraite en 1989. Cette Unité du CNRS, qui consacrera son activité essentiellement à l’axe hypothalamo-hypophysaire-gonadique, incluait de façon originale une structure dite “pilote” destinée à purifier à l’état homogène des hormones naturelles, mises ensuite à la disposition de la communauté scientifique, nationale et internationale. Avec le recul on peut dire que ce laboratoire aura, très tôt sous l’impulsion de son directeur, développé ou adapté des outils et des techniques essentiels en Neuroendocrinologie et plus particulièrement en neuroendocrinologie de la reproduction: ainsi la production d’anticorps anti-gonadotropines et anti-GnRH pour des études immunohistochimiques, pour la mise au point de dosages radioimmunologiques ou pour la reconnaissance de formes immatures ; la dispersion des cellules antéhypophysaires et leur culture primaire et, dès 1977, la biologie moléculaire.
L’activité scientifique de Marian Jutisz représente plus de 300 publications et sa notoriété était grande. Il suffisait de l’accompagner dans un congrès international pour le constater. Ou de voir se succéder dans le laboratoire des visiteurs, des stagiaires et des post-doctorants de tous les continents formant une liste impressionnante de nationalités différentes. Il aura collaboré avec les personnalités parmi les plus marquantes de la Neuroendocrinologie, en France comme à l’étranger, et beaucoup d’entre nous l’auront compté dans leur jury de thèse ou comme parrain au CNRS… Nous qui travaillions avec lui dans son laboratoire, qui l’avons longtemps côtoyé, nous connaissions et apprécions son exigence et sa rigueur scientifiques ; elles étaient probablement à la hauteur de celles qu’il aimait reconnaître à son maître Claude Fromageot pour qui il avait gardé une profonde admiration. Nous nous souviendrons que c’était aussi un homme chaleureux, capable de se rendre disponible et de s’enthousiasmer au vu de résultats expérimentaux. Il lui arrivait souvent d’évoquer à ces occasions sa période préférée du Collège de France où il travaillait encore personnellement à la “paillasse”, une activité qui lui faisait défaut et qu’il espérait retrouver à sa retraite, ce qu’il fit effectivement avec Annette Bérault. C’était également un homme avec des principes et sur lequel on pouvait compter en toutes circonstances. Il n’avait pas oublié non plus sa Pologne natale dont il suivait de près les soubresauts politiques et qu’il visitait régulièrement. Il y avait établi très tôt des relations privilégiées avec plusieurs laboratoires et notamment, autour de ses amis les Pr Eugeniusz Domanski et Marek Pawlikowski, avec des neuroendocrinologistes de l’Institut de Physiologie et de Nutrition Animales de Jablonna et de l’Université de Lodz. Plusieurs d’entre eux d’ailleurs sont membres de la Société de Neuroendocrinologie. Ces relations fortes officialisées dès 1973 dans le cadre d’accords CNRS/Académie des Sciences de Pologne perdurent, tout comme se poursuit l’axe de recherche qu’il avait initié.
Membre de nombreuses associations scientifiques nationales et internationales, il avait une prédilection marquée pour la Société de Neuroendocrinologie. Peut-être parce qu’il s’était trouvé associé aux travaux qui avaient présidé à la création de cette dernière, au Colloque de Strasbourg en 1971, et qu’il avait été membre du premier bureau de la Société en 1972 et de beaucoup d’autres par la suite. Plus probablement à mon avis parce qu’il aimait la convivialité et la qualité scientifique des réunions annuelles, qu’il animait volontiers de ses questions et de ses commentaires. Qu’il y retrouvait ses collègues français ou francophones, et la participation de jeunes neuroendocrinologistes qu’il avait plaisir à convaincre d’adhérer. Avec la disparition de Marian Jutisz la Société de Neuroendocrinologie perd à la fois un membre éminent et un peu de sa mémoire. Pour plusieurs d’entre nous aussi, un collègue de longue date, un ami.
Dr. Raymond Counis,
Signalisation cellulaire, Régulation de gènes et Physiologie de l’axe gonadotrope, Physiologie et Physiopathologie, CNRS UMR 7079 Université P & M Curie