Valérie Simonneaux
Institut des Neurosciences Cellulaires et Intégratives, CNRS & Université de Strasbourg, France
Un Kiss pour rythmer la reproduction
Le succès reproductif d’un organisme dépend de sa capacité d’adaptation à divers facteurs intrinsèques tels que l’âge, le métabolisme, le stress et le milieu hormonal. Des facteurs extrinsèques géophysiques, notamment les changements journaliers et saisonniers de l’intensité et de la durée de la lumière, sont également des informations essentielles qu’un organisme doit intégrer pour optimiser sa reproduction. Ainsi, chez les mammifères, notamment femelles, le système hypothalamo-gonadique est le plus actif en début de période d’éveil et la plupart des mammifères synchronisent leur activité de reproduction avec les saisons afin que la naissance et le sevrage de la progéniture se fassent quand la température et les ressources alimentaires sont optimales.
Notre compréhension des mécanismes par lesquels les mammifères intègrent les facteurs géophysiques a progressé avec la découverte d’horloges circadiennes endogènes et de l’effet synchronisateur de la production saisonnière de mélatonine. Cependant, le lien fonctionnel entre les signaux journaliers et saisonniers et le système reproducteur n’a pu être établi qu’à partir de la découverte, en 2003, du rôle majeur du neuropeptide hypothalamique kisspeptine (Kp) dans le contrôle central de la reproduction.
La Kisspeptine est un acteur majeur de la reproduction des mammifères
La reproduction des mammifères dépend de la libération pulsatile de GnRH, produite par des neurones dispersés dans l’aire préoptique (APO), dans le système porte hypothalamo-hypophysaire. La GnRH stimule la sécrétion des hormones folliculo-stimulantes (FSH) et lutéinisantes (LH) qui régulent la gamétogenèse et la stéroïdogenèse dans les gonades. Les stéroïdes sexuels produits par les gonades exercent un rétrocontrôle important sur l’axe reproducteur. Chez les mâles, la testostérone exerce une rétroaction négative soutenue. Chez les femelles, l’effet rétroactif de l’œstradiol (E2) varie avec le cycle ovarien. Pendant la première partie du cycle, le faible niveau d’E2 exerce une rétroaction négative puis, avec la maturation des ovocytes, l’augmentation d’E2 exerce une rétroaction positive conduisant à une libération importante de GnRH/LH, elle-même provoquant l’ovulation.
Divers (neuro)transmetteurs avaient été décrits comme régulateurs de l’activité des neurones à GnRH jusqu’à la découverte du rôle puissant exercé par la kisspeptine (Kp) sur la libération de GnRH. Le gène Kiss1 codant pour un peptide présentant des propriétés anti-métastasiques a été découvert en 1996. Cependant, en 2003, il a été montré que le récepteur de la Kp, Kiss1R (précédemment GPR54), joue un rôle essentiel dans la physiologie de la reproduction des souris et des humains. Le gène Kiss1 code pour un propeptide est clivé en peptides de différentes tailles, de 10 à 54 acides aminés, caractérisés par les mêmes 10 acides aminés en position C terminale (YNWNSFGLRF/Ya). Les neurones exprimant Kiss1 sont localisés dans le noyau arqué (ARC) et plus rostralement soit dans la zone périventriculaire antéro-ventrale de l’hypothalamus (AVPV) chez les rongeurs ou l’APO chez les mammifères non rongeurs. L’expression de Kiss1 dans l’AVPV et l’APO est sexuellement dimorphique avec une expression plus élevée chez les femelles que chez les mâles. Dans l’ARC, les neurones à Kp expriment également la neurokinine B et la dynorphine qui exercent respectivement un effet stimulateur et inhibiteur sur ces neurones renommés KNDy. Les neurones à Kp, contrairement aux neurones à GnRH, expriment les récepteurs à estrogène ERα. L’effet rétroactif de l’E2 dépend de la localisation des neurones à Kp avec un effet stimulateur dans l’AVPV et l’APO, et un effet inhibiteur dans l’ARC.
Les neurones à Kp projettent sur les corps cellulaires et les terminaisons des neurones à GnRH qui expriment le Kiss1R. L’application in vitro de Kp active presque tous les neurones à GnRH et l’administration in vivo de Kp induit la libération de GnRH, la sécrétion des gonadotrophines et la production des stéroïdes sexuels. Des expériences effectuées sur diverses espèces de mammifères indiquent maintenant que les neurones KNDy de l’ARC forment le générateur de pulses de GnRH chez les mâles et les femelles, et que les neurones à Kp de l’AVPV/POA des femelles sont responsables du déclenchement du pic préovulatoire de LH.
Rôle de la Kp sur les cycles reproducteurs des mammifères femelles
La majorité des mammifères femelles présentent des cycles ovariens réguliers et spontanés qui durent de quelques jours (cycle œstral chez les rongeurs) à quelques semaines (cycle menstruel chez la femme). Pendant la première partie du cycle ovarien, les gonadotropes produisent plus de FSH que de LH ce qui contribue au recrutement et au développement de follicules ovariens conduisant à une augmentation progressive de la sécrétion d’E2 et une expression plus élevée des récepteurs de la LH. Au cours de cette première phase, les pulses de LH se produisent avec une fréquence élevée et une amplitude réduite. Au moment de la maturité folliculaire, le niveau élevé d’E2 exerce une rétroaction positive qui conduit à une augmentation puissante et transitoire de la production de GnRH/LH et le pic de LH (se produisant environ tous les 4-5 jours chez les rongeurs et tous les 28 jours chez les femmes) déclenche à son tour l’ovulation. De façon intéressante, l’occurrence du pic préovulatoire de LH est synchronisée avec la fin de la période de repos, donc en fin de jour chez les espèces nocturnes et en fin de nuit chez les espèces diurnes dont la femme. Ainsi, la survenue du pic préovulatoire de LH nécessite un seuil critique d’E2 produit par les follicules ovariens en développement et se déclenche à un moment déterminé du cycle journalier, ce double contrôle hormonal et circadien favorisant le succès de la fécondation.
Les rythmes journaliers sont principalement contrôlés par une horloge biologique située dans les noyaux suprachiasmatiques hypothalamiques (NSC). L’activité circadienne des neurones des NSC dépend d’une horloge moléculaire composée de boucles de transcription-traduction impliquant le dimère CLOCK/BMAL1 qui induit la transcription des gènes horloge Per et Cry dont les protéines PER et CRY forment également un dimère qui inhibe l’activité transcriptionnelle de CLOCK/BMAL1. Ce système central est modulé par des boucles secondaires qui renforcent la période circadienne de l’ensemble. La lumière, par le biais de cellules ganglionnaires à mélanopsine se projetant directement vers les NSC, est capable de changer la phase de l’horloge moléculaire, et donc de synchroniser l’horloge circadienne à une période précise de 24 h. Le dimère CLOCK/BMAL1 régule également l’expression rythmique d’autres gènes de sorties de l’horloge notamment le gène codant pour la vasopressine dont la synthèse est plus élevée pendant le jour que la nuit.
Diverses expériences ont montré que la lésion des NSC ou la mutation des gènes Clock ou Bmal1 altèrent la cyclicité œstrale et l’occurrence du pic de LH chez les rongeurs femelles. Des études de traçage montrent que les neurones à vasopressine des NSC projettent sur les neurones à Kp de l’AVPV qui expriment les récepteurs V1a. En accord avec ces observations neuroanatomiques, l’administration in vitro ou in vivo de vasopressine active les neurones à Kp de l’AVPV et la perfusion centrale de vasopressine chez des souris mutantes pour Clock restaure un pic de LH. Le nombre d’appositions vasopressinergiques et les niveaux d’ARNm de V1a des neurones à Kp sont augmentés en présence d’E2 et l’activation vasopressinergique des neurones à Kp n’est possible qu’en présence de concentrations suffisantes d’E2.
En conséquence, l’hypothèse actuelle est que la vasopressine est libérée par les NSC de façon rythmique au niveau des neurones à Kp de l’AVPV et, lorsque les concentrations circulantes d’E2 sont élevées, la vasopressine active la libération de Kp au début de la période d’activité (fin de jour/début de nuit chez les rongeurs nocturnes) pour induire le préovulatoire de LH au début de la phase d’activité du jour du proestrus (figure 1). Cette hypothèse est renforcée par l’observation que des mutations sur Kiss1 ou Kiss1R ou l’application d’un anticorps Kp ou d’un antagoniste Kiss1R abolissent le pic préovulatoire de LH et altèrent les cycles ovariens. De façon intéressante, l’activité journalière des neurones à Kp de l’AVPV dépend également d’un oscillateur circadien endogène sensible à l’E2.
Figure 1
Les neurones à GnRH peuvent être régulés par d’autres signaux journaliers. Ainsi, des neurones à peptide intestinal vasoactif (VIP) des NSC projettent vers les neurones à GnRH qui expriment le récepteur VPAC2 et qui peuvent être activés par du VIP exogène. Le RFRP3, un autre neuropeptide appartenant à la même famille de peptides RF-amides que Kp et exprimé dans des neurones de l’hypothalamus dorsomédian projetant vers les neurones à GnRH, pourrait aussi participer à la synchronisation journalière du pic de LH. Les neurones à RFRP3 ont une activité diminuée à la transition jour/nuit, possiblement sous le contrôle VIPergique des NSC, et ils projettent sur les neurones à GnRH pour inhiber leur activité neuronale et la sécrétion de LH.
Chez les femmes, le pic préovulatoire de LH se produit également à la fin de la période de repos. Or, de plus en plus de femmes vivent dans un environnement où les rythmes journaliers sont perturbés, notamment en condition de travail posté. Il est probable qu’une telle perturbation altère leurs cycles de reproduction. Le travail posté est une situation très complexe associée à de nombreux facteurs confondants et il est donc difficile de concevoir des modèles animaux appropriés imitant cette situation. Néanmoins, des travaux récents ont montré que des rongeurs femelles soumises à des décalages de phase chroniques ont un pic préovulatoire de LH aboli et une fertilité réduite.
Rôle de la Kp dans la reproduction saisonnière des mammifères
Les animaux vivant sous les latitudes tempérées présentent des changements saisonniers de plusieurs fonctions biologiques, telles que la reproduction, le métabolisme et le comportement. Ainsi, l’activité de reproduction est limitée à une période particulière de l’année, afin que la naissance des petits ait lieu lorsque les températures et l’accessibilité à la nourriture favorisent leur survie. La période d’accouplement dépend de la physiologie reproductrice, notamment la durée de gestation, de sorte que les mammifères sont décrits comme des reproducteurs de jours longs (JL) lorsqu’ils s’accouplent en période de jours croissants (tel que le hamster) ou des reproducteurs de jours courts (JC) lorsqu’ils s’accouplent en période de jours décroissants (tel que le mouton). La saisonnalité de la reproduction dépend principalement des variations annuelles de la durée de la photopériode traduites en changement saisonnier de la production de mélatonine par la glande pinéale. En effet, la sécrétion de mélatonine, sous le contrôle des NSC, a lieu uniquement pendant la nuit et pour une durée proportionnelle à celle de la nuit (c’est-à-dire une production plus longue en JC/hiver qu’en JL/été). Des expériences de perfusion ont démontré que la durée du pic nocturne de mélatonine, plutôt que sa concentration, est le paramètre clé qui synchronise la physiologie saisonnière. Ceci implique que les changements saisonniers de la mélatonine ont un effet opposé entre les reproducteurs de JC et de JL, un phénomène qui reste incompris même si les découvertes récentes sur les sites d’action et les effets reproducteurs de la mélatonine ont amélioré notre compréhension des mécanismes neuroendocriniens contrôlant la reproduction saisonnière.
Il est maintenant admis que la pars tubéralis de l’adénohypophyse (PT) est le principal site d’intégration du signal saisonnier de la mélatonine. En effet, la plupart des cellules de la PT co-expriment le récepteur de la mélatonine MT1 avec de la thyréostimuline (TSH) et le long pic de mélatonine en JC inhibe la synthèse de TSH. Au début des années 2000, plusieurs études ont établi des liens fonctionnels entre la TSH de la PT, l’hormone thyroïdienne T3 et la reproduction saisonnière. En effet, la TSH produite par la PT agit sur des récepteurs localisés sur les tanycytes (cellules gliales tapissant la partie basale du 3ème ventricule) pour stimuler l’expression de la déiodinase 2 (dio2 qui convertit la T4 en T3) et inhiber l’expression de la dio3 (qui inactive T3). Ainsi en JL, la TSH augmente le rapport dio2/dio3 conduisant à un niveau élevé de T3 dans l’hypothalamus médiobasal, alors qu’en JC l’inhibition de la TSH par la mélatonine diminue la T3 intra-hypothalamique. De façon remarquable, l’administration de TSH ou de T3 dans l’hypothalamus d’animaux en photopériode inhibitrice restaure un phénotype reproducteur actif. Il est important de noter que cette régulation photopériodique de TSH/T3 est conservée chez tous les mammifères saisonniers, qu’ils soient des reproducteurs de JC ou de JL, suggérant que les voies en aval de T3 adaptent la réponse photopériodique à la physiologie de la reproduction.
Des études récentes suggèrent que les neurones à Kp de l’ARC pourraient constituer un lien fonctionnel entre la signalisation TSH/T3 et le contrôle saisonnier de l’activité des neurones à GnRH. En effet, les premières études réalisées sur le hamster et la brebis ont montré une variation photopériodique/saisonnière marquée de l’expression de Kiss1 dans l’ARC avec des valeurs plus élevées associées à la saison de reproduction (en JL pour le hamster et en JC pour la brebis). Cette régulation saisonnière de l’expression de Kiss1 dans l’ARC dépend des changements de la signalisation TSH/T3 contrôlée par la mélatonine, mais elle est également modulée par l’effet rétroactif inhibiteur des stéroïdes sexuels. Des variations photopériodiques de l’expression de Kiss1 dans l’ARC ont été rapportées chez toutes les espèces saisonnières, même si dans certains cas l’expression de Kiss1 est plus faible chez les animaux sexuellement actifs adaptés aux JL à cause de l’effet inhibiteur robuste des stéroïdes sexuels. L’importance de la Kp dans la reproduction saisonnière est attestée par sa capacité à restaurer l’activité de reproduction chez des animaux photo-inhibés. Ainsi, la perfusion centrale chronique de Kp chez des hamsters en JC ou chez des brebis en anestrus restaure leur activité gonadique en quelques semaines.
À ce jour, les mécanismes par lesquels la T3 produite par les tanycytes régule les neurones à Kp de l’ARC ne sont pas connus. Il est probable que ce soit un effet indirect car la production accrue de T3 en photopériode longue chez toutes les espèces saisonnières est généralement corrélée à une régulation opposée de l’expression de Kiss1 dans l’ARC des reproducteurs de JL (augmentée) et de JC (diminuée). Or, chez toutes les espèces saisonnières étudiées jusqu’à présent, qu’il s’agisse de reproducteurs de JC ou de JL, il existe une inhibition marquée de l’expression de RFRP3 par la mélatonine en photopériode courte et chez les rongeurs saisonniers, cette inhibition est abolie par une perfusion chronique de TSH ou de T3. De plus, une infusion chronique de RFRP3 chez des hamsters syriens inhibés en JC est capable de restaurer l’expression de Kp dans l’ARC et l’activité gonadique à des niveaux similaires à ceux observés chez des hamsters adaptés aux JL. Dans l’ensemble, les études chez les rongeurs saisonniers indiquent que le signal TSH/T3, régulé par la mélatonine, peut synchroniser l’activité de reproduction via une régulation de la synthèse de RFRP3 qui régulerait ensuite les neurones à Kp de l’ARC et en aval l’activité de l’axe gonadotrope (figure 2).
Figure 2
Conclusion
La découverte de l’effet reproducteur puissant de la signalisation Kp/Kiss1R chez de nombreuses espèces de mammifères, y compris l’humain, a révolutionné la compréhension du contrôle neuroendocrinien de l’activité de reproduction. Les neurones à Kp sont désormais considérés comme une plaque tournante où des signaux internes et externes sont intégrés pour adapter la reproduction. Ainsi, des facteurs connus pour altérer la reproduction, tels que la lactation, les maladies métaboliques, le stress et le vieillissement, ont un impact sur la synthèse et l’action du Kp. Notre équipe de recherche a participé à la mise en évidence que des signaux journaliers et saisonniers sont également intégrés par les neurones à Kp afin de synchroniser l’activité de reproduction au meilleur moment de la journée et de l’année.
Référence: A kiss to drive rhythms in reproduction. Eur J Neurosci (2018) doi: 10.1111/ejn.14287
Abstract: Reproduction, like many other biological functions, exhibits marked daily and seasonal rhythms in order to anticipate and adapt breeding activity to environmental challenges. In recent years, studies investigating the neuroendocrine mechanisms driving rhythms in reproduction have unveiled the pivotal role of hypothalamic neurons expressing RF-amide peptides, notably kisspeptin but also RF-related peptide3, in integrating and forwarding daily and seasonal cues to the reproductive system. This conference will discuss the current knowledge on the effect and role of these neuropeptides on the mammalian hypothalamo-pituitary-gonadal axis and describe how it is involved in the daily control of ovulation in females and long term adaptation of reproduction in seasonal breeders.