Hubert Vaudry
Laboratoire de Neuroendocrinologie Cellulaire et Moléculaire, INSERM U 413, UA CNRS, Institut Fédératif de Recherches Multidisciplinaires sur les Peptides, Université de Rouen
August Krogh : “For every biological problem, there exists some animal species best suited to solving it “
Jacques Benoît, le créateur de la Société de Neuroendocrinologie est aussi le fondateur d’une grande dynastie de chercheurs qui ont fortement marqué de leur sceau notre discipline. Même ceux d’entre nous qui n’ont travaillé ni avec Jacques Benoît ni avec ses élèves ont été façonnés par sa pensée, relayée et perpétuée par les Présidents de la SNE qui appartenaient pour la plupart à la prestigieuse généalogie du Maître. Le horsain que je suis n’a pas échappé à la fascination qu’a exercée Jacques Benoît sur les neuroendocrinologues français. Je lui voue en particulier une grande admiration pour le choix perspicace de son modèle expérimental, le canard qui paraît-il, l’anecdote est plaisante, était de la race Rouen. Pour tous les insoumis qui refusent de se fondre inconditionnellement dans le moule murin, quel bel encouragement à l’anticonformisme ! C’est pourquoi je suis convaincu que la grande diversité des modèles expérimentaux encore utilisés dans les laboratoires de neuroendocrinologie français – le hamster à Strasbourg, le cochon à Bordeaux, la brebis à Nouzilly, la truite à Rennes ou l’anguille au Muséum d’Histoire Naturelle – doit beaucoup à Jacques Benoît. Je n’ai jamais eu la chance de rencontrer le fondateur de la SNE mais, en revanche, j’ai tant appris et tant reçu des différentes générations de neuroendocrinologues qu’il a formées, que je me sens comme adopté par sa grande famille. C’est pourquoi je dédie cette lecture aux Présidents d’Honneur de la SNE, Andrée Tixier-Vidal, Ivan Assenmacher et Claude Kordon, tous trois élèves de Jacques Benoît, en témoignage de ma reconnaissance pour l’intérêt qu’ils ont toujours manifesté pour notre modèle fétiche, la grenouille verte européenne Rana esculenta, et pour le soutien qu’ils ont apporté au laboratoire de Neuroendocrinologie de Rouen.
Il a été longtemps admis que les stéroïdes biologiquement actifs étaient synthétisés et libérés exclusivement par des cellules endocrines du cortex surrénalien, du testicule et de l’ovaire ainsi que par le placenta. Toutefois, au début des années 1980, les chercheurs de l’équipe de Paul Robel et Etienne-Emile Baulieu ont observé que les concentrations de certains stéroïdes, tels que la prégnénolone (Delta-5 P), la déhydroépiandrostérone (DHEA) et leurs esters-sulfates, sont nettement plus élevées dans le système nerveux central que dans le plasma, et ils ont montré que des taux substantiels de stéroïdes persistent dans le cerveau et dans les nerfs périphériques après castration et surrénalectomie. Deux observations complémentaires sont venues étayer l’hypothèse d’une synthèse de novo de stéroïdes dans le tissu nerveux : (i) la protéine StAR(1) et plusieurs enzymes-clés de la stéroïdogenèse ont été localisées dans les cellules nerveuses par immunohistochimie ou par hybridation in situ et (ii) il a été montré que diverses préparations de tissu nerveux (explants, cellules en culture, homogénats) sont capables de convertir des précurseurs tels que la prégnénolone en stéroïdes biologiquement actifs. Le terme de neurostéroïdes a été proposé par Robel et Baulieu pour distinguer les stéroïdes néosynthétisés dans le système nerveux des hormones stéroïdes issues des glandes endocrines. Il est maintenant bien établi que les stéroïdes produits localement dans le cerveau peuvent moduler divers processus neurophysiologiques et psychiques. Il a ainsi été montré que l’injection intracérébrale de sulfate de prégnénolone améliore les performances mnésiques et atténue les troubles de mémoire induits par la scopolamine. Les stéroïdes modifient par ailleurs un grand nombre d’activités comportementales telles que l’apprentissage, la mémoire, l’agressivité, le sommeil, le contrôle de la prise alimentaire et l’activité sexuelle. Ils semblent également impliqués dans diverses neuropathologies comme l’anxiété et la dépression.
Malgré les nombreux travaux qui ont été consacrés à l’identification et à la localisation des enzymes de la stéroïdogenèse dans le système nerveux central, ainsi qu’à l’étude des effets neurophysiologiques et comportementaux des neurostéroïdes, les mécanismes de régulation de l’activité des cellules nerveuses responsables de la production des neurostéroïdes restent actuellement très mal connus. C’est pourquoi nous avons entrepris de rechercher les effets et le mode d’action de différents neuropeptides et neurotransmetteurs sur la biosynthèse des neurostéroïdes. Pour mener à bien ce travail, nous avons choisi comme modèle le cerveau de la grenouille qui exprime des quantités importantes d’enzymes de la stéroïdogenèse, ce qui facilite la localisation neuroanatomique de ces enzymes et permet d’identifier aussi bien les agents stimulateurs que les facteurs inhibiteurs de l’activité des cellules nerveuses responsables de la biosynthèse de neurostéroïdes.
Nous nous sommes intéressés dans un premier temps à deux enzymes clés de la voie de synthèse des neurostéroïdes, la 3beta -hydroxystéroïde deshydrogénase (3beta -HSD), qui catalyse la formation des Delta4 -3-cétostéroïdes, et le cytochrome P450c17 (P450c17) qui est nécessaire à la formation des Delta5 -3beta-hydroxystéroïdes. La localisation de ces deux enzymes a été déterminée dans le cerveau de la grenouille par immunohistochimie à l’aide d’anticorps polyclonaux développés contre la 3beta-HSD placentaire humaine de type I et contre le P450c17 testiculaire bovin. Ces enzymes sont exprimées dans des neurones localisés dans divers noyaux du diencéphale dont l’aire préoptique antérieure (POA), le noyau hypothalamique dorsal et le noyau magnocellulaire ventral. Dans le POA, nous avons observé une co-localisation de la 3beta-HSD et du P450c17 dans certains neurones alors qu’ailleurs les neurones ne semblent exprimer que l’une ou l’autre des deux enzymes. Cette observation suggère que les neurones du diencéphale peuvent convertir la Delta-5 P en divers neurostéroïdes : progestérone (P) pour les neurones qui n’expriment que la 3beta-HSD ; 17-hydroxyprégnénolone (17OH-Delta-5 P) et DHEA pour les neurones qui n’expriment que le P450c17 ; 17-hydroxyprogesterone (17OH-P) et androstènedione pour les neurones qui expriment les deux enzymes. De fait, l’incubation de tranches d’hypothalamus de grenouille en présence de [3H]Delta-5 P conduit à la biosynthèse de ces différents stéroïdes, lesquels peuvent être aisément séparés par HPLC en phase inverse et quantifiés.
Les neurones du diencéphale qui expriment la 3beta-HSD étant innervés par des fibres GABAergiques, nous avons recherché un effet éventuel du GABA et de différents ligands du récepteurs GABAA sur la biosynthèse des neurostéroïdes. Nous avons tout d’abord montré par immunohistochimie que les neurones qui présentent une immunoréactivité de type 3beta-HSD sont également marqués par un antisérum dirigé contre la sous-unité alpha-3 du récepteur GABAA et par un anticorps monoclonal dirigé contre les sous-unités beta-2/beta-3, ce qui suggère que les neurones à 3beta-HSD possèdent des récepteurs GABAA fonctionnels. L’incubation de tranches d’hypothalamus en présence de GABA induit une inhibition de la biosynthèse des neurostéroïdes. Les agonistes des récepteurs GABAA tels que le muscimol miment l’effet inhibiteur du GABA et les antagonistes GABAA comme la bicuculline et le SR 95531 bloquent totalement cet effet. En revanche, le baclofen, un agoniste sélectif du récepteur GABAB n’a aucun effet sur la biosynthèse des neurostéroïdes. Ces données indiquent que le GABA, en activant un récepteur GABAA, inhibe l’activité des neurones à 3beta-HSD dans l’hypothalamus. Etant donné que divers neurostéroïdes sont de puissants régulateurs allostériques des récepteurs GABAA, ces données suggèrent l’existence d’une boucle de rétrocontrôle ultracourte par laquelle les neurostéroïdes pourraient réguler leur propre biosynthèse en modulant l’activité des récepteurs GABAA au niveau des neurones à 3beta-HSD (Figure 1).
Outre les sites de liaison pour le GABA et les stéroïdes, le complexe-récepteur GABAA comprend également un récepteur des benzodiazépines de type central (CBR). Nous avons donc recherché l’effet éventuel de l’octadécaneuropeptide (ODN), un peptide de la famille des endozépines(2), sur la biosynthèse des neurostéroïdes. En utilisant un anticorps polyclonal dirigé contre la séquence de l’ODN humain, nous avons observé que les cellules gliales périventriculaires projettent des fibres fortement immunoréactives au voisinage direct des neurones à 3beta-HSD, dans diverses régions du diencéphale. Nous avons ensuite montré que, sur des explants hypothalamiques, l’ODN stimule la conversion de la [3H]Delta-5P en 17OH-Delta-5P, DHEA, P et 17OH-P. Les beta-carbolines beta-CCM et DMCM, deux agonistes inverses des CBR, miment l’effet stimulateur de l’ODN sur la biosynthèse des neurostéroïdes, alors que le flumazenil, un antagoniste sélectif des CBR, atténue l’effet stimulateur de l’ODN et des beta-carbolines. De même, le GABA réduit fortement la réponse des neurones à l’ODN. L’ensemble de ces résultats indique que l’effet inhibiteur du GABA sur la biosynthèse des neurostéroïdes est modulé par des neuropeptides endogènes de la famille des endozépines qui agissent comme des agonistes inverses sur le complexe récepteur GABAA/CBR (Figure 1).
Figure 1. Les neurones qui synthétisent les delta-4-3-cétostéroïdes expriment plusieurs sous-unités du complexe récepteurs GABAA/récepteur des benzodiazépines de type central (CBR). Le GABA et l’endozépine ODN, agissant l’un et l’autre via les récepteurs GABAA, inhibe et stimule respectivement, la formation des neurostéroïdes. Comme ces derniers sont de puissants modulateurs allostériques du récepteur GABAA, il apparaît que les neurostéroïdes pourraient exercer un rétrocontrôle sur leur propre biosynthèse en modulant l’activité des récepteurs GABAA portés par les neurones à 3beta-HSD.
Nous nous sommes récemment intéressés à la régulation de l’hydroxystéroïde sulfotransférase (HST), une enzyme responsable de la biosynthèse des esters-sulfates de stéroïdes tels que le sulfate de prégnénolone (Delta-5P-S) et le sulfate de DHEA (DHEA-S). En utilisant un anticorps polyclonal dirigé contre un oligopeptide dérivé de l’HST de foie de rat, nous avons localisé des neurones immunoréactifs dans le POA et le noyau magnocellulaire dorsal. Nous avons également démontré qu’il s’agit d’une forme active de l’enzyme capable d’assurer la sulfonation de la [3H]Delta-5P et de la [3H]DHEA pour donner naissance aux deux stéroïdes bioactifs Delta-5P-S et DHEA-S.
Les aires hypothalamiques où sont localisés les neurones à HST sont richement innervées par des fibres à neuropeptide Y (NPY). Or, la Delta-5P-S et la DHEA-S exercent des effets opposés à ceux du NPY sur la prise alimentaire et l’activité sexuelle, ce qui nous a amenés à rechercher un effet éventuel du NPY sur la biosynthèse de ces deux neurostéroïdes-sulfates. Nous avons tout d’abord observé que les ARNm des récepteurs Y1 sont abondamment exprimés dans les noyaux où sont localisés les neurones à HST. Nous avons ensuite montré que le NPY inhibe de façon dose-dépendante la production de Delta-5P-S et de DHEA-S. En utilisant une batterie d’agonistes et d’antagonistes des divers sous-types de récepteurs du NPY, nous avons enfin pu déterminer l’implication du récepteur Y1 dans l’effet inhibiteur du NPY (Figure 2).
Figure 2. Les neurones qui expriment l’hydroxystéroïde sulfotransférase (HST) sont innervés par des terminaisons à neuropeptide Y (NPY). Les neurones à HST sont localisés dans l’aire préoptique antérieure et dans le noyau magnocellulaire dorsal, deux régions du diencéphale où les récepteurs Y1 sont fortement exprimés. Le NPY, en activant les récepteurs Y1, inhibe la biosynthèse de prégnénolone sulfate et de déhydroépiandrostérone-sulfate.
L’ensemble de ces résultats nous conduit à émettre l’hypothèse que certains effets comportementaux des neurotransmetteurs et des neuropeptides pourraient s’exercer par l’intermédiaire d’une modulation de la biosynthèse des neurostéroïdes. Ainsi, les effets anxiolytiques, anticonvulsivants, myorelaxants et sédatifs du GABA et des benzodiazépines de type central et à l’inverse les effets anxiogènes, proconvulsivants et proconflictuels des endozépines et des beta-carbolines pourraient s’expliquer par leurs actions opposées sur la formation des Delta-4-3-cétostéroïdes et Delta-5-3beta-hydroxystéroïdes. De même, l’action orexigène du NPY et l’influence inhibitrice qu’il exerce sur l’activité sexuelle pourraient résulter de l’effet freinateur du neuropeptide sur la biosynthèse des neurostéroïdes-sulfates. D’autres expériences actuellement en cours semblent étayer l’hypothèse de l’implication des neurostéroïdes dans l’expression des effets comportementaux de divers neurotransmetteurs et neuropeptides. Quoi qu’il en soit, ces observations indiquent que la biosynthèse de stéroïdes biologiquement actifs dans le système nerveux central est un processus qui est apparu très tôt au cours de l’évolution des vertébrés et que la sécrétion des neurostéroïdes dans l’hypothalamus fait l’objet d’une régulation complexe, à l’instar de celle des autres neuromédiateurs.
Je tiens à remercier tout particulièrement Delphine Beaujean et Jean-Luc Do Rego qui ont étudié les mécanismes de régulation de la biosynthèse des neurostéroïdes dans le cadre de leur doctorat, Marie-Christine Tonon, Van Luu-The et Georges Pelletier pour la fourniture d’anticorps contre l’ODN et les enzymes de la stéroïdogenèse, Alain Fournier et Jérôme Leprince pour la synthèse du NPY et de l’ODN, ainsi que Robert Fredriksson et Dan Larhammar pour le clonage des différents sous-types de récepteurs du NPY chez la grenouille.
Pour en savoir plus :
(1) StAR, steroidogenic acute regulatory protein, est le nom de la protéine-clé de la biosynthèse des stéroïdes, qui assure le transfert du cholestérol depuis la face externe vers la face interne de la mitochondrie.
(2) On désigne sous le terme d’endozépines une famille de neuropeptides qui agissent comme des ligands potentiels des récepteurs des benzodiazépines. Le chef de file de cette famille est le diazepam-binding inhibitor (DBI) qui génère par clivage endoprotéolytique divers fragments comme le triakontatétraneuropeptide (TTN) et l’octadécaneuropeptide (ODN). Le DBI et l’ODN agissent comme des agonistes inverses (de la même manière que les beta-carbolines) sur le récepteur central des benzodiazépines : alors que les benzodiazépines de type central potentialisent l’effet du GABA, le DBI et l’ODN inhibent l’activité du récepteur GABAA.